Le minotaure et le canari
Il est debout dans l’arène depuis de trop longues heures. La nuit a été sanglante, une fois de plus, et peu de ses compagnons ont survécu aux assauts successifs de ces hordes d’ennemis aux mille blasons. Le souffle issu de son mufle crée des volutes blanches dans la bruine matinale, qui vont en s’étiolant au sein de ce tissu diaphane et grisâtre qui est l’apanage de l’aube. Il a froid, et il a mal, les muscles raidis dans ce calme qui, tous ses compagnons le ressentent avec lui, précède la tempête. La tête de son maul repose sur la terre, soulageant provisoirement ses bras de titans. Son armure de cuir aux clous noirs ne tient plus que par la grâce de quelques lanières décharnées. Sur sa peau, le sang a séché par plaques, dessinant des tâches brunes aux motifs oniriques. Distraitement, le minotaure extrait de sa gueule une épaisse langue bovine, pour la propulser par réflexe au cœur de son naseau droit, duquel il aspire une quantité importante de morve, fluide et translucide comme sa vie d’esclave.
Et puis ils sont là.
Un humain aux yeux tirés jaillit comme un diable de derrière un arbre, et court en tenant droit devant lui un no-dachi immaculé, signe d’une fraîcheur physique certaine. Trois ratlings bondissent simultanément de la fenêtre brisée d’un bâtiment en ruine et foncent vers eux en couinant, agitant au-dessus de leur tête des armes tourbillonnantes. Un orc est sur leurs talons, ralenti par son armure gothique qui lui confère une allure démoniaque dans le flou de la brume. Et tant d’autres encore…
Le minotaure est le dernier à résister, quand tous ses amis, ses frères d’armes, gisent autour de lui dans des mares de sang fumant. Il meugle de toute la puissance de sa cage thoracique un ultime cri de défi, s’apprêtant à tomber à son tour. L’elfe qui se tenait devant lui gardera longtemps imprimé sur sa peau translucide un motif de mailles, comprimées sur sa peau par le terrible maul avant que la moitié de ses côtes n’explosent sous l’impact de la tête en fonte.
Allongé sur le dos, ses yeux jaunis, injectés de sang, fixent un court instant le monstre cornu qui l’a abattu d’un unique coup. Ils expriment un mélange de souffrance, d’admiration et de respect, de crainte, de peur… puis ils se ferment. Mais le minotaure ne lui a pas rendu son regard, non. Il a plutôt brisé une mâchoire naine, fait éclater la rate d’un écailleux bipède, et démoli, dans l’élan de son coup tournoyant, la rotule d’un adversaire dont il n’a même pas vu les traits.
C’est alors qu’un légionnaire rédempteur, de sa lance lui a transpercé le foie. Le minotaure divague, son esprit vagabonde alors que son arme lui glisse des mains, et qu’il pose un genou au sol. Amusant, pense-t-il… car il se rappelle une histoire qu’on lui a racontée, un jour, au sujet d’un messie, ou d’un fils de dieu, dans un autre univers, qui est mort de la sorte, sur une croix. Cela le fait sourire, son rictus découvrant une rangée de dents rougies par la salive sanguine qui lui coule des gencives. Et il s’écroule, face contre terre.
Il n’a pas eu droit, cette fois, aux cent coups de fouet que lui inflige régulièrement son maître. Et même, il s’est éveillé dans le centre de convalescence, habituellement dévolu aux gladiateurs plus précieux, les elfes et les ratlings, qui n’ont pas non plus la même constitution que lui, qui guérissent plus lentement. Mais le centre n’est pas vraiment une récompense, c’est plutôt un calcul du maître, estimant que son fauve est prêt pour un entraînement supplémentaire à l’usage du maul.
Sortant du quartier de soins, il arrache ses derniers pansements, encore imprégnés de l’odeur entêtante du baume cicatrisant à l’eucalyptus. Il doit se rendre à l’entraînement, mais d’abord… Mais d’abord, le Chi-Chi !
Le Chi-Chi, c’est comme ça qu’il a baptisé son canari. Ce pauvre petit oisillon, qu’il a ramassé par terre quelques semaines auparavant, sans doute tombé du toit, s’était cassé l’aile. (Et petit oiseau si tu n’as pas d’ailes… oh tu peux pas voler, non). Il l’a soigné avec tendresse, lui a construit une attelle avec quelques brindilles et de ténues ficelles, prenant mille précautions pour ne pas écraser de ses doigts patauds la frêle boulette de plumes jaunes. L’oiseau le lui a bien rendu, chantant depuis ce jour de douces mélopées aux accords complexes et flûtés. Les trilles du Chi-Chi rassérènent le triste cœur du minotaure captif.
Mais justement… Lorsque l’aile a commencé à guérir, pour ne pas que le canari s’envole vers d’autres cieux, le bovidé lui a construit une cage en osier. Tout confort certes, mais une cage malgré tout, une prison dorée. Et lorsqu’il regarde ce petit être emplumé battre frénétiquement des ailes en quête de liberté, notre minotaure a un pincement au cœur. Il est comme lui, cet oisillon, il ne comprend pas pourquoi on l’a capturé… Il lui rappelle ce jour où les chasseurs ont déboulé dans la plaine en sonnant du cor, à dos de cheval, porteurs de piques longues, et comment ils ont aiguillonné l’ensemble de sa tribu, dans l’effroi le plus total, les capturant lui et les siens, les uns après les autres. Très jeune à cette époque, le minotaure en garde un souvenir traumatisant, qui lui occasionne presque toutes les nuits des cauchemars atroces, le réveillant en sursaut, pétri d’angoisse, baigné par une sueur glacée.
Le canari est son ami, son seul ami dans cette cité hostile, mais il en a fait un prisonnier à son tour, et cela il ne peut pas se le pardonner. Alors il se dit qu’il va le libérer, là tout de suite, et puis il renonce car son absence lui retirerait la seule chaleur qu’il soit encore capable de ressentir. Il se promet qu’il ne le gardera qu’un jour ou deux encore, pas plus, juste pour profiter de sa présence désintéressée, de sa musique, de son innocence, juste un jour ou deux, pas plus, encore un peu…
Le minotaure ferme la porte de sa cellule en soupirant, se retourne et marche d’un pas lourd vers la salle d’entraînement. Dans son dos, la musique le poursuit, décroissant en volume à mesure qu’il avance. Il la distancie. Puis ça y est, il ne l’entend plus, le chant de son canari.
Le minotaure essuie du revers de son bras la larme qui vient de poindre au coin de son œil.